Close

Quelques brèves notes sur la situation récente du parler alsacien

En Alsace, les études dialectales récentes ont montré des changements ne sont plus transfrontaliers mais prennent des aspects "nationaux" introduisant une frontière politique (existante depuis 1918), le Rhin [1], au sein de l’espace linguistique alémanique franco-germanique. Ainsi, les méthodologies appliquées de part et d’autre du Rhin ne tiennent plus compte des évolutions sociohistoriques et notamment de l’irruption de la modernité puisqu’elles postulaient un monde et un habitus relativement statiques (y compris dans les usages linguistiques) : l’Atlas linguistique et ethnographique de l’Alsace (ALA) et le Südwestdeutscher Sprachatlas (SSA) en sont des exemples représentatifs.

La question de l’émergence d’une « frontière » linguistique devait être abordée de trois points de vue complémentaires (voir Erhard) :

  • à partir de la mise en contraste des variétés dialectales alémaniques parlées de part et d’autre du Rhin et des points de rupture qui caractérisent de plus en plus le continuum linguistique historique ;
  • à partir de la mise en œuvre des répertoires linguistiques, qui présentent des écarts de plus en plus significatifs, en raison du statut du français et de son influence sur les parlers alsaciens, mais aussi sous l’effet de la régionalisation grandissante des dialectes et de la formation de variétés régionales de l’allemand standard ;
  • les divergences que révèlent les idéologies linguistiques et les perceptions des locuteurs (représentations sociolinguistiques) dans le discours, avec un intérêt particulier pour les constructions discursives autour de la thématique de la « frontière » (linguistique, culturelle, politique).

Comme la grande majorité des variétés dialectales, les parlers alsaciens sont caractérisés par leur oralité. L’absence de standardisation des parlers dialectaux alsaciens s’explique par l’origine de l’appartenance historique de l’Alsace à l’espace géopolitique et culturel allemand [2] et à la répartition diglossique entre variétés dialectales à l’oral et allemand commun à l’écrit, au moins jusque la première moitié du XXe siècle. Rappelons que dans les années 1950, des quotidiens sont devenus graduellement bilingues, de même les cultes protestants, notamment en ville.

Ainsi, pour les générations (dont la mienne) dont la langue de culture et/ou de l’écrit était principalement l’allemand, cette répartition diglossique allait de soi, de sorte qu’aucun besoin de standardisation des parlers dialectaux n’était ressenti. Jusqu’à très récemment encore, les seuls scripteurs de l’alsacien étaient des auteurs littéraires qui créaient leur propre norme d’écriture dans un but artistique et/ou créatif. Dans ma jeunesse, dans les années 1940-1950, le texte de représentations théâtrales en alsacien s’écrivaient ou en allemand ou en phonétique qui, dès lors, dépendait de la personne et de son parler. Changeant du Sud au Nord, la question d’une forme de standardisation de l’alsacien est, ou était sans objet, sauf à standardiser le parler ! En outre, le passage de l’alsacien à l’allemand, voire au français, ou vice-versa se fait instantanément : l’oral et l'écrit n’entraient pas en concurrence.

Malheureusement, après 1945, les effets de la forte politique de francisation menée par l’Etat français, notamment dans l’espace scolaire, a conduit à « une nette diminution des compétences en allemand, une stigmatisation des dialectes, une disjonction politico-linguistique et idéologique entre allemand et dialecte, un brouillage des liens linguistiques internes entre dialecte et allemand, etc. » (Huck & Bothorel-Witz, 2014). En outre, une partie des alsaciens prônaient le « C’est chic de parler français ! » (selon un slogan affiché en Alsace) et une autre restée attachée à la culture locale rappelait « reden, wie mir der Schnabel gewachsen ist. » En 2009, j'ai fait la connaisance dans le Nord de l'Alsace d'un cousin, 75 ans, propriétaire d'un hôtel-restaurant, qui ne parlait que l'alsacien et bien sûr l'allemand, et, selon ses dires, cela ne lui a jamais posé de problème. Pour y avoir passé une dizaine de jours, l'alsacien était bien d'un usage quotidien tant en public qu'en famille (j'ai de nombreux cousins dans les villages environnants).

Autre facteur affectant la sociolinguistique est l’immigration qui est actuellement de l’ordre de 10 à 15% pour une population d’environ 1,88 millions de d’habitants, un chiffre qui ne tient pas compte de l’installation de français de l’intérieur [3]. La proportion de dialectophones concerne 74% des plus de 60 ans, mais 12% seulement des 18-29 ans (total est d’environ 600 000 habitants).

Références [4]

Alvarenga J. M. (2007). De nouveaux scénarios pour l'Alsace. Revue INSEE, Chiffres pour l'Alsace, 40, 3-6.

Beyer E. et al. - Atlas linguistique et ethnographique de l’Alsace (ALA).  http://ala.u-strasbg.fr/

Bernhard D. & Ligozat A. L. (2013). Es esch fàscht wie Ditsch, oder net? Étiquetage morphosyntaxique de l'alsacien en passant par l'allemand. Congrès « Traitement automatique des langues régionales de France et d'Europe » (Sables d'Olonne, 2013), p.209-220.

Bothorel-Witz A. & Huck D. (2000). Die Dialekte im Elsaß zwischen Tradition und Modernität. Zeitschrift für Dialektologie und Linguistik, Beiheft 109, 143-155.

Bothorel-Witz A. (2008). Le plurilinguisme en Alsace : les représentations sociales comme ressources ou outils de la description sociolinguistique. Cahiers de l'Acedle, 5 (1), 41-63.

Erhart P. (2010). Les langues de la télévision régionale alsacienne. Revue d’Alsace, 136, 315-337.

Erhart P. (2018). Les effets de la frontière sur les pratiques linguistiques dans le Rhin supérieur. Cahiers du GEPE, 9/2017, 9 p.

Erhart P. (2018). Les émissions en dialecte de France 3 Alsace : des programmes hors normes pour des parlers hors normes ? Cahiers du GEPE, 10/2018, 11 p.

Huck D. (2015). Une histoire des langues de l’Alsace. Editions de la Nuée Bleue, Strasbourg, 540 p.

Huck D. & Bothorel-Witz A. (2014). La standardisation de l’alsacien : une question récente qui a suscité peu de débats. Carnets d’Atelier de Sociolinguistique, 9, 51-62.

Huck D., Bothorel-Witz A. & Geiger-Jaillet A. (2007). L'Alsace et ses langues. Éléments de description d'une situation sociolinguistique en zone frontalière. Aspects of Multilingualism in European border regions : Insights and Views of Alsace, Eastern Macedonia and Thrace, the Lublin Voivodeship and South Tyrol, p. 13-100.

Office pour la Langue et les Cultures d'Alsace et de Moselle [OLCA - Elsassisches Sprochàmt] (2012). Le dialecte en chiffres http://www.olcalsace.org/fr/observer-et-veiller/le-dialecte-en-chiffres et Etude sur le dialecte alsacien. http://www.olcalsace.org/sites/default/files/documents/etude_linguistique_olca_edinstitut.pdf . Consultés le 7 septembre 2019.

Wenker G. et al. (1927-1956). Deutscher Sprachatlas auf Grund des Sprachatlas des Deutschen Reichs, cf. https://www.uni- marburg.de/de/fb09/dsa/publikationen/sprachatlanten-1

Wikipedia (2019). Démographie de l'Alsace. https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mographie_de_l%27Alsace. Consulté le 7 septembre 2019.

  • Voir aussi France - Allemagne... des différences linguistiques et sociétales go

  • Notes

    [1] L'Alsace n'est devenue totalement française qu'en 1796 et le Rhin n'est devenu la frontière politique qu'à ces moments là - jusque là elle fut la ligne bleue des Vosges - sans oublier que la grande partie l'était avec le duché de Lorraine, devenu français qu'en 1766. Cent ans après, retour à cette ligne et aujourd'hui le Rhin n'est frontière politique que depuis une petite centaine d'années.

    [2] L’origine se situe vers le IVe siècle lors de l’invasion des Alamans puis politiquement dans le Saint Empire romain de la Nation allemande (Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation), créé en 981.

    [3] Un immigrant répond à la définition (modifiée) "Celui, celle qui immigre d'une région à une autre, d'un pays à un autre" - par opposition à autochtone (d'après TLFi). Ici c'est l'identité culturelle qui est pris en compte et non celui de la nationalité.

    [4] Liste de documents consultés ou permettant d'approfondir des connaissances.


    Close